Barcelone, ville de ma mère

par | 23 Juil 2023 | Au jour le jour | 2 commentaires

La grande parenthèse estivale se poursuit en Espagne avec des températures caniculaires et un flot de touristes dans la ville. Nous échappons à cela en restant au calme dans le havre de paix et d’élégance où nous séjournons: chez Natalia, Carlos et Ulises. Notre premier lieu de résidence en Home Exchange. 

En ce début de traversée de l’Europe, la capitale catalane se prête particulièrement aux après-midi détente, aux visites culturelles, à la rencontre avec deux artistes: Antonio Gaudì et Picasso. Après trois semaines passées avec Houssain à découvrir des lieux inconnus, j’opère un lent mouvement de retour en moi. Nous nous retrouvons entre nous, tous les 4. Le rythme du voyage s’installe.

Je marche à Montjuic l’après-midi pour assouvir mon besoin de nature, je reste sous les ventilateurs de la maison, nous nous baladons en fin de journée à la plage: la Barceloloneta Beach. Rien de tel qu’un bain en Méditerranée pour abaisser un peu notre température corporelle.

Le quartier Montjuic est un lieu de balade très agréable. Une colline où prendre de la hauteur. Le poumon vert de la ville. Pour atteindre son sommet, je ne prends pas le téléphérique mais je m’enfonce dans le quartier Poble Sec et je monte par des escaliers. Dans cette partie de la ville, les touristes se font plus rares. La piscine municipale construite pour les Jeux Olympiques d’été de 1992 a un bar en terrasse qui surplombe les bassins et offre une vue imprenable sur la ville. Il y a dans ce lieu une énergie folle et de la  bonne musique!

Le café de la piscine olympique de Montjuic. Bonne musique, magnifique vue sur la ville, pas trop de touristes…

J’ai un lien particulier à cette ville car c’est là qu’est née ma mère, Carmen, en mars 1938. Cette part de l’histoire familiale liée à l’exil et à la guerre civile est évidemment douloureuse et assez peu partagée. La récente guerre en Ukraine a ravivé ces blessures, ces images invariablement répétées de fuite, de bombardements, de terreurs…

Natalia, qui nous prête sa maison, partage avec moi une histoire familiale d’exil sous Franco. Elle nous indique un lieu à visiter au bout de notre rue: l’abri 307.

L’abri 307, Shelter 307, est un site géré par le musée d’Histoire de Barcelone et situé sous la colline de Montjuic.

Une femme est à l’origine de ce site de mémoire Shelter 307: Valerie Gay Powels (1950 Birnimghan – 2011 Barcelone). Fille d’un anglais engagé dans les brigades internationales, habitante du quartier Poble Sec, elle s’est battue pour que cet abris devienne un lieu de compréhension de l’histoire vécue par des milliers de barcelonais et barcelonaises.

Nous comprenons que ces refuges étaient surtout pour les femmes, certaines enceintes, des enfants, des personnes âgées, certain.es malades. Ceux qui habitaient encore la ville et n’étaient pas sur les lieux de résistance comme les hommes …

Je sais très peu de chose de ce qu’ont vécu mes grands-parents à Barcelone pendant la guerre civile. Je sais que ma mère, la première de sa fratrie de cinq, y est née le 21 mars 1938.

Je découvre que trois jours avant sa naissance, le 16 et le 18 mars 1938, Barcelone fut bombardée par les avions italiens dont l’état fasciste prêtait main forte aux franquistes.

Je lis sur la guerre d’Espagne, la Retiarda, les conséquences sur les populations des bombardements… Combien de temps cet héritage va t-il continuer à m’habiter. Quelle part de moi est liée à cette histoire collective? Qu’est ce que cette histoire détermine en moi? De quoi suis-je héritière? J’ai déjà dans ma vie à plusieurs reprises pu constater que cette histoire transgénérationnelle vit en moi. Mais qu’en est-il exactement de cet épisode Barcelonais de l’histoire de ma mère? Qu’ont-ils vécus ici? Cette ville est un lieu de passage pour eux qui venaient d’Andalousie. Et que vais-je transmettre à mes fils? Toute ces questions me traversent.

Je reconstitue l’histoire de la ville à la période où mes grands-parents y ont séjourné, quelques mois, plus d’une année peut-être.

La guerre civile avait déjà atteint la ville à l’hiver 1936-1937 avec les premiers bombardements et son lot de victimes civiles. Le front des combats était encore loin, et apportait les mauvaises nouvelles des morts parmi les miliciens et les soldats de la République. L’arrivée des nombreux réfugiés venus d’ailleurs en Espagne commençait à causer des problèmes de logement, de santé et de pénuries alimentaires, de plus en plus graves. Au fur et à mesure que la guerre avançait, le malaise social devenait de plus en plus évident.

L’abri 307 est l’un des abris anti-bombes qui ont été construits pendant la guerre civile espagnole pour protéger la population des bombardements aveugles auxquels Barcelone a été soumise, comme Guernica, Malaga, Madrid, Tarragone.… Les caves sous les maisons, les tunnels du train et du métro sont les premiers lieux à avoir été aménagés puis des abris comme celui-ci furent construits et massivement et ouverts aux populations.

L’abri 307 a été creusé grâce aux efforts de la population du district de Poble Sec. C’est l’un des 1 000 abris anti-bombes construits à Barcelone pour se protéger de l’Urbicide Franquiste, et est un bon exemple de défense passive dans la ville, dans laquelle l’armée républicaine, la Generalitat de Catalunya (gouvernement catalan), le conseil municipal et les barcelonais ont tous joué un grand rôle. 

J’imagine ma mère dans le ventre de sa mère, dans un abri comme celui-ci…Ma grand-mère assise par mis d’autres, prête a accoucher, sans doute terrorisée par les bombardements… Tenue au silence comme tous les occupants pour limiter la consommation d’oxygène dans l’abri.

On peut lire dans la présentation du lieu que « les visiteurs peuvent imaginer l’angoisse subie par les habitants de la ville pendant la guerre civile, alors qu’ils étaient contraints de faire face à un phénomène nouveau : l’Urbicide: le bombardement aveugle de populations civiles, une pratique militaire qui n’avait été que brièvement expérimentée pendant la Première Guerre mondiale, et dont Barcelone ville test de la lâcheté franquiste fut précurseure de ceux qui seraient perpétrés pendant la Seconde Guerre mondiale dans le reste de l’Europe. »

La jeune femme qui nous fait la visite guidée nous explique que deux règles étaient notées sur les murs de ces refuges: interdiction d’y exposer ses opinions politiques, ni de discuter religion !

https://www.cinearchives.org/catalogue-d-exploitation-mutilation-de-barcelone-la-494-56-0-3.html?

À la fois front et arrière-garde, Barcelone offrait le cadre idéal pour expérimenter les nouvelles méthodes de guerre ; c’est ici que le côté le plus amer du conflit, la victimisation de la population civile, a pris naissance. L’expérience de la guerre à Barcelone a ouvert la voie à une conséquence terrible : après 1939, les conflits armés ont fait plus de morts parmi les civils que parmi les soldats. C’était le principe de la « guerre totale », qui a vu une grande partie de l’Europe ravagée au début des années 1940, lorsque les blessures de guerre de Barcelone saignaient encore.

Je conseil la visite à toutes celles et ceux qui s’intéressent à cette période. Les ouvertures sont rares, uniquement le dimanche matin, renseignez-vous ici. MUHBA Refugi 307

Quel moment fort pour moi, pour nous, que cette plongée dans l’histoire de Mamie Carmen. Une plongée dans son univers prénatal, un univers marqué par la guerre.

Un hommage à Jane Birkin, qui vient de nous quitter, par l’auteur et metteur en scène de théâtre Wajdi Mouawad fait échos à cette aventure. Je partage avec vous  cet enregistrement, la langue de Wajdi Mouawad et de la voix de Jane Birkin à Avignon en 2009. La sentinelle est un extrait d’une fiction/spectacle « Discours guerriers, paroles guerrières » qui avait été enregistrée en public au festival d’Avignon en 2009.  https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/fictions-theatre-et-cie/la-sentinelle-de-wajdi-mouawad-3388755

« L’Histoire de l’humanité réclame sa part de chair et de sang pour poursuivre sa marche. Les sacrifices des hommes comme condition préalable à tout mouvement de l’Histoire. Cela nécessite une amélioration continue des techniques de destruction, une organisation, un état et du pouvoir. Cela exige en particulier des discours car cette avancée sanguinaire de l’Histoire est surtout gourmande de mots. Il faut bien articuler dans le sens, par les phrases et la pensée, la nécessité carnassière des corps démembrés, transpercés, mitraillés, déchiquetés, arrachés, brûlés. L’acte guerrier s’étant toujours voulu un acte lié à l’effort de civilisation, le discours a toujours organisé en arc de triomphe et en panthéon la mort des Hommes.

Nulle réponse à cela. Nulle possibilité de rhétorique. Restent les voix fragiles pour dire autrement, chanter, à défaut de dire. Pour faire entendre le contrepoint. Une voix vivante cherchant à consoler les morts. La voix de soie de Jane Birkin, au jour où nous sommes, est de celles-là. Quand il ne reste plus de possibilités de ramener à la vie les êtres injustement disparus, subsiste encore une possible dignité, celle de la cantate, du chant, de l’oratorio, du phrasé simple, fait de mots pour dire les maux, les maux des mots, les mots des maux, enlacés, entrelacés, tissés, pliés et repliés, dépliés, impliqués, dans un geste nécessairement compliqué pour n’être compris et entendu que par ceux qui partagent la même sensibilité aux craquements inaudibles des hommes et des femmes mourant pour rien dans l’insupportable solitude des charniers. »

Wajdi Mouawad.

2 Commentaires

  1. Natalia

    Laurence,
    Quel frisson de te lire, étouffé de pleurs…. Si au final l’histoire de l’humanité semble fuir les guerres, pour que tu puisses en trouver d’autres. Vous fuyez la guerre civile espagnole et vous êtes pris en France par la 2ème guerre mondiale, vous la fuyez et vivez le terrorisme d’état et la disparition forcée d’êtres chers en Argentine….. C’est très triste et désespéré. Heureusement, entre la musique, le théâtre, la littérature, l’art, l’amour……… Je nous serre fort contre moi. Nous méritons d’être heureux et de profiter.

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    • Laurence

      Merci Natalia pour ton message de consolation et ton accueil à Barcelone. Recomposer cet épisode du passé m’a permis de me représenter ce qu’il peut y avoir derrière les mots de ma mère, quand elle nous dit  » être née sous les bombes », la terreur qui a pu être celle de ma grand-mère prénommée Carmen elle aussi. Cela me rend très forte et je comprends mieux ce que je ressentais étant enfant et adolescente, une peur qui ne m’appartenait pas.
      Faire ce chemin me rend heureuse, joyeuse et fière! grâce à toi ce sera aussi ça ce voyage! Quant à l’auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad, enfant qui a grandi dans la guerre du Liban, son théâtre et ses réflexions me mettent profondément en joie! comme tu dis heureusement que les arts et la fiction sont là! (Bises et force à Enzo à Montréal qui termine une thèse « sur lui » et que nous devrions passer voir dans quelques mois.) Je vous serre fort dans mes bras!

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